jeudi 24 octobre 2013

--> JE ME SOUVIENS

Ma grand-mère avait ressorti son dentier du manteau de la cheminée où elle planquait ses hétéroclites friandises. Depuis quelques années elle ne le portait plus, au prétexte que les arêtes de poissons et les carapaces de crustacés  s'y coinçaient. Ça lui faisait une drôle de tronche, joues et lèvres rentrées jusqu’à la garde dans leur coquille.
Tapis entre les incisives et les deux rangées de molaires de la prothèse, trônaient une dizaine de bagues dignes de Farah Diba, quatre ou cinq tours de perles fines, des pendants d'oreilles assortis aux bagues, tous de pierres précieuses (émeraudes, rubis de première qualité, diamants), ainsi que quelques bracelets ad hoc. S'ajoutait à ce butin, une cinquantaine de Napoléon que, de temps à autre, elle exhibait non sans nous avoir expressément convoqués pour le seul plaisir mauvais de nous faire pâlir d'envie. Puis, lentement, elle rangeait ces objets de toutes nos convoitises avec une volupté ostentatoire, l'un après l'autre, dans leurs escarcelles de soie rebrodée, l'une pour les joyaux, l'autre pour les pièces d'or.

Oui, nous étions le 8 mai 1981, l’avant-veille de la Révolution donc, et ma grand-mère avait une pétoche d’enfer : la cure d’Ultra levure et de Lactéol n’y faisait rien. En outre, claquer des dents sans ses dents ne va pas sans douleurs, raison de l'exhumation du dentier.

Je me souviens. Elle avait donc de nouveau chaussé son appareil, retrouvant derechef ce sourire mi-figue qui avait fait sa réputation. Elle s’était parée de tous les bijoux possibles, et avait attaché au moyen d’un mini-cadenas, les deux escarcelles à une ceinture qu’elle portait sous ses jupes, ras de la peau.
"Et ça, ça fera l'affaire pour tout recouvrir !" s'était-elle exclamée en saisissant une vaste cape de pluie en plastique.
Je me souviens. Elle avait sorti de derrière sa bibliothèque ses vêtements les plus précieux. Les tenues légères, les petits accessoires en croco et python, elle les avaient entassées dans 6 énormes valises Vuitton. Tandis qu’une formidable cantine de l’armée abriterait quelques œuvres d’art de grande valeur sorties d’une réserve spécialement aménagée pour leur conservation dans les caves.

Mais le renard argenté, la zibeline et le vison de Sibérie, elle y avait foutu le feu au fond du parc, juste derrière la chapelle. Puis, tandis que s’élevaient la fumée et la puanteur de la peau brûlée, elle avait entrepris, en nuisette, une danse barbare autour du brasier en psalmodiant d’une voix sonore et caverneuse : « les-bolcheviks- ne-m’auront-pas ! les-bolcheviks- ne-m’auront-pas ! »

Quelques jours plus tard – c’était le jour de la cérémonie de la rose au Panthéon, le 21 mai je me souviens, elle perdit définitivement la raison et la parole. Et le 25 décembre de la même année, c’est une pneumonie foudroyante qui l’emporta.
Depuis, bien que n’aimant pas cette veille salope dont j’ai fini par hériter, je déteste les socialistes qui ont quand même mangé ma grand-mère.
Signé : Le petit chaperon rouge - 
10 mai 2011/ Sujet : Vos peurs en 1981.

lundi 12 août 2013

Hasta luego mi querida
Après ce texte pour elle et à elle adressé, ma belle et chère Brijoue s'est éteinte juste un jour après : le mercredi 31 à 11 h. Sans me lire. Mais je crois e jet veux croire que, au delà de l'au-delà de l'au-delà où elle s'est enfuie, elle m'a entendue... Lue et comprise. J'en suis sûre...

30 JUILLET 2013


Ô ma Brijoue
Ma belle
Il me semble que tu vas t'en aller très bientôt dans un autre jardin. Le jardin de juste à côté.
Un jardin où je ne pourrai plus entrer tant que...

Tu me manques !
Tu me manques déjà tant, depuis quelques pourtant si petites semaines...
Depuis que tu ne sais plus m'écrire, depuis que tu ne sais plus lire, ni comprendre, ni écouter nos musiques, nos livres, nos aimés. Ni même parler.

Et tout. Et tout.

Depuis que tu te mets en colère face à ton impuissance malade, depuis que tu t'es mise à mordre tout ce qui passe et ne sais plus rien d'autre !
Tu mords ton mari. Tu mords ton déambulateur en hurlant cette insigne détresse : "je voudrais pouvoir... réfléchir !" Alors que  réfléchir n'est précisément plus à ta portée. Je voudrais pouvoir réfléchir ! Ce sont les derniers mots intelligibles que j'ai eus de toi avant que la crabe ne te prenne tout entière voici une semaine à peine. La peine. Ma peine. Elle est immense et sans pardon.

Et moi aussi, t'en souviens-tu ? tu as tenté de me mordre !

Curieusement - c'est dingue  - trois jours avant de venir te voir, j'avais rêvé que tu me mordais ! Et que, ce faisant, tu me filais le crabe à moi, le tiens de crabe...  Ma peur fut brève mais resta trouble et troublée et, au matin, j'ai trouvé ce rêve déplacé et inconvenant : grotesque.

J'avais trouvé cela si saugrenu en m'éveillant sur le cauchemar de cette maladie sans pardon qui t'a prise... Et voilà qu'ensuite, tu avais réalisé ce cauchemar, tentant de me mordre pour de bon, dans le couloir où je te conduisais vers les toilettes en m'aidant du coupable déambulateur... Comprendra qui pourra.

Moi je resterai seule, sur le bord du chemin des rêves qui font peur...

Mais notre jardin à nous subsistera. Et résistera à toutes les tempêtes, bibliques ou pas, je t'en fais la promesse.

Et maintenant que la porte de cet autre jardin est ouverte, béante et si généreusement devant toi, tu me manques encore plus.

Même si j'ai su me protéger de ton ultime morsure.

Autrement, tu sais, la nuit dernière, j'ai rencontré en rêve ta  vieille"Mamé Marie". Cette fripouille de grand-mère que tu aimas et qui t'aima tant, cette toute petite vieille qui ne sentait ni mauvais ni bon et que je me rappelle, du si loin/lointain de nos eenfances.

Te souviens-tu lorsque, si vieille et usée, nous deux, tout enfant que nous étions, voici 45 ans déjà, allions la faire boire, à la petite cuillère à café, de l'eau pour petits oiseaux ? Petit oiseau qu'elle était devenue juste avant de s'envoler.
Elle était si minuscule dans son trop grand lit. Comme toi aujourd'hui, ma belle préférée, ma grande perte déjà, ma belle perche blonde de 61 ans, ressemblant à Jane Birkin, juste en un peu plus jeune je pense.
Dans ce rêve - qui n'en est qu'à moitié un - elle me disait, cette Mamé Marie, la tienne pour de vrai :
- Ô ma Brijoue... Qu'elle vienne me rejoindre sans crainte... Elle peut venir, même sans bagages ma petite toute petite.
Même toute nue. Si belle qu'elle est et restera. Moi, avait-elle ajouté avec un sourire mi fée, mi sorcière, mi figue mi raisin, je lui ai préparé un très joli jardin et de la bonne cuisine, celle du Bon Dieu. Et aussi un joli lit aux draps si frais et tout blancs. Parfumés aux jasmins de ce jardin-là.. tant qu'il est irrésistible !Viens ! Viens ! Viens ma toute petite rigolote que j'ai plus peur de rien. De rien !

Et la Mamé-tienne Marie m'a dit encore :

- Dis lui, petite, de ne pas avoir peur : ici, il y a tout le confort moderne et bien plus qu'ailleurs. Bien mieux qu'avant, bien mieux !

Ton petit corps, celui que je vois, si malingre devenu, aujourd'hui si malmené par le sort, et qui fut si joli jusqu'à il y a peu, fondra bientôt. Il fondra bientôt. Bientôt et vite : comme un morceau de sucre dans un verre d'eau claire. Dans quelques jours à peine, je ne le sais que trop.
Il ne me restera plus que la saveur de l'eau sucrée (mais pas que), celle que l'on administrait, toi et moi toutes deux ensemble, à ta petite Mamé Marie à nos 10/12 ans. Diable ! Quel périple !
Je ferai alors contre mauvaise fortune bon cœur, cœur de sucre et d'eau : je boirai l'eau sucrée toujours et, en souvenir de toi pas encore défunte, je l'aimerai à chaque fois si cela m'est possible et te parlerai encore. Je te parlerai encore et encore... du futur ! Si si !

"Á quiew déco !!!" s'indignait ta si vieille Marie provençale, dans son idiome incompréhensible qui nous faisait songer aux romans de Garcia-Marquez.

Les cent ans de solitude s'achèvent donc là, pour toi et pour moi. Avec, pour seule frontière de camelote, ce portail en papier de cigarette qui séparera désormais nos deux jardins.

Nous devons nous y faire, oui. Te perdre m'est si dur... Mais la grille de ce jardin-là est si peu solide, la frontière si poreuse, si friable...

Mon baiser pour cette nuit encore...
Le 30/07/2013
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Mais, le mercredi 31 juillet à 11 h 15, (soit une vingtaine d'heures après que j'aie écrit ce texte) ton Jean-Pierre m'appelait pour me dire, pleurant et bouleversé, seulement ces trois terribles mots : "Elle est morte" depuis tout à l'heure !
Alors, mon chagrin me dit de te dire : Va t'en, Fous le camp !  "Escampe" toi !  File ! Va t'en dans de plus jolis jardins, comme ta si vieille Marie qui a su le faire, et comme et moi-même, il y a si peu, t'y avions invitée... 

 Mais comme tu me manques... Le manque dure longtemps, si longtemps...

mardi 30 octobre 2012

Sidéral arpenteur



J'ai enfourché un endormeur (1) 

pour m'en aller mesurer 

l'angle du monde : 

c'était un angle grave.

 


(1) Espèce de demi-cercle en bois ou en plastique servant à mesurer ou à rapporter les angles (d'après la petite L, 10 ans).
Exemple : quand je joue avec mon chien, et que je lui dis "rapporte !", il ne rapporte jamais que les angles aigus. Ce chien est terriblement obtus : ça m'assomme !
 
Dis maman, est-ce que grave ça prend un accent circonflexe ?
Et est -ce que c'est une faute aiguë ?

Pour parvenir à la lumière, il faut passer par les nuages / Yves Saint Laurent

jeudi 11 octobre 2012

AVRIL 2012/ Brigitte et Jean-Pierre

Ce et ceux que le vent emporte

Ce matin, devant ma porte, une lettre manuscrite, chiffonnée, mêlée aux feuilles mortes me fait signe.

Quelle étrange impulsion m'a prise ? Je ne sais. Je l'ai ramassée et mise dans ma poche.


Ce soir, je la retrouve, la déplie et la lis. La graphie en est tremblotante et incertaine, elle est datée du 7 décembre 2006. La voici :


Cher Marcel,
Nous avons bien reçu ta gentille lettre avec très grand plaisir, car moi aussi je pense souvent à toi et j'ai très souvent la nostalgie des bons moments que nous avons passés ensemble. Hé oui, même à 84 ans pour moi et un peu plus pour toi, nous avons encore un petit peu de jeunesse !
Enfin, comme tu le dis dans ta lettre, il ne faut pas se plaindre car on avait tellement de malheureuses, que tout compte fait, hé bien plus ou moins, tout le monde a sa part.
Quand je pense à la Lozère, je pense aux écrevisses, quand on y allait le soir, vers les années 70, je surveillais pour le cas où il y aurait un garde pêche dans les parages, et toi tu faisais ta pêche, et Louisa qui cuisinait ça de façon magistrale, quel régal !
J'espère, toutefois, que Serge pourrait t'emmener nous voir un de ces jours, mais je suis bien placé pour savoir que, il vient un moment où on ne sait plus comment faire pour bien faire.
Quant à toi, Marcel, je pense comme toi que, si quelquefois, on s'engueulait un peu, au contraire, ça voulait dire que nous étions de vrais copains, sans gêne l'un envers l'autre, d'ailleurs moi aussi je te considère comme un frère.
Et moi aussi, j'ai pour toi, toute la considération, l'estime et l'affection que tu mérites.
Mon cher Marcel, en attendant de te voir, lorsque Serge sera décidé, car moi, je n'ai pour le moment pas de problème pour conduire, mais je n'ai pas trop confiance en la bagnole, et toutes les sorties que je fais c'est pour aller aux commissions, à moins que Martine ou Régine mais elles ne viennent pas souvent, puissent nous emmener un jour
En espérant, et en attendant, nous t'embrassons tous deux bien affectueusement
Ainsi que Serge, Brigitte et toute ta famille.
Bien affectueusement
Bruno


dimanche 29 juillet 2012

Ô je me souviens

Je me souviens...

Ma grand-mère avait ressorti son dentier du manteau de la cheminée où elle planquait ses hétéroclites friandises. Depuis quelques années elle ne le portait plus, au prétexte que les arêtes de poissons et les carapaces de crustacés  s'y coinçaient. Ça lui faisait une drôle de tronche, joues et lèvres rentrées jusqu’à la garde dans leur coquille.
Tapis entre les incisives et les deux rangées de molaires de la prothèse, trônaient une dizaine de bagues dignes de Farah Diba, quatre ou cinq tours de perles fines, des pendants d'oreilles assortis aux bagues, tous de pierres précieuses (émeraudes, rubis de première qualité, diamants), ainsi que quelques bracelets ad hoc. S'ajoutait à ce butin, une cinquantaine de Napoléon que, de temps à autre, elle exhibait non sans nous avoir expressément convoqués pour le seul plaisir mauvais de nous faire pâlir d'envie. Puis, lentement, elle rangeait ces objets de toutes nos convoitises avec une volupté ostentatoire, l'un après l'autre, dans leurs escarcelles de soie rebrodée, l'une pour les joyaux, l'autre pour les pièces d'or.

Oui, nous étions le 8 mai 1981, l’avant-veille de la Révolution donc, et ma grand-mère avait une pétoche d’enfer : la cure d’Ultra levure et de Lactéol n’y faisait rien. En outre, claquer des dents sans ses dents ne va pas sans douleurs, raison de l'exhumation du dentier.

Je me souviens. Elle avait donc de nouveau chaussé son appareil, retrouvant derechef ce sourire mi-figue qui avait fait sa réputation. Elle s’était parée de tous les bijoux possibles, et avait attaché au moyen d’un mini-cadenas, les deux escarcelles à une ceinture qu’elle portait sous ses jupes, ras de la peau.
"Et ça, ça fera l'affaire pour tout recouvrir !" s'était-elle exclamée en saisissant une vaste cape de pluie en plastique.
Je me souviens. Elle avait sorti de derrière sa bibliothèque ses vêtements les plus précieux. Les tenues légères, les petits accessoires en croco et python, elle les avait entassés dans 6 énormes valises Vuitton. Tandis qu’une formidable cantine de l’armée abriterait quelques œuvres d’art de grande valeur sorties d’une réserve spécialement aménagée pour leur conservation dans les caves.

Mais le renard argenté, la zibeline et le vison de Sibérie, elle y avait foutu le feu au fond du parc, juste derrière la chapelle. Puis, tandis que s’élevaient la fumée et la puanteur de la peau brûlée, elle avait entrepris, en nuisette, une danse barbare autour du brasier en psalmodiant d’une voix sonore et caverneuse : « les-bolcheviks- ne-m’auront-pas ! les-bolcheviks- ne-m’auront-pas ! »

Quelques jours plus tard – c’était le jour de la pantomime de la rose au Panthéon - le 21 mai, je me souviens - elle perdit définitivement la raison et la parole. 
Et le 25 décembre de la même année, c’est une pneumonie foudroyante qui l’emporta.
Depuis, bien que n’aimant pas cette veille salope dont j’ai fini par hériter, je déteste les socialistes qui ont quand même mangé ma grand-mère.
Signé : Le petit chaperon rouge - 
10 mai 2011/ Sujet forum Libération : Vos peurs - arrivée de la gôche en 1981.