Ma grand-mère avait ressorti son dentier du manteau de la
cheminée où elle planquait ses hétéroclites friandises. Depuis quelques années
elle ne le portait plus, au prétexte que les arêtes de poissons et les
carapaces de crustacés s'y coinçaient.
Ça lui faisait une drôle de tronche, joues et lèvres rentrées jusqu’à la garde
dans leur coquille.
Tapis entre les incisives et les deux rangées de molaires de
la prothèse, trônaient une dizaine de bagues dignes de Farah Diba, quatre ou
cinq tours de perles fines, des pendants d'oreilles assortis aux bagues, tous
de pierres précieuses (émeraudes, rubis de première qualité, diamants), ainsi
que quelques bracelets ad hoc. S'ajoutait à ce butin, une cinquantaine de
Napoléon que, de temps à autre, elle exhibait non sans nous avoir expressément
convoqués pour le seul plaisir mauvais de nous faire pâlir d'envie. Puis,
lentement, elle rangeait ces objets de toutes nos convoitises avec une volupté
ostentatoire, l'un après l'autre, dans leurs escarcelles de soie rebrodée,
l'une pour les joyaux, l'autre pour les pièces d'or.
Oui, nous étions le 8 mai 1981, l’avant-veille de la
Révolution donc, et ma grand-mère avait une pétoche d’enfer : la cure
d’Ultra levure et de Lactéol n’y faisait rien. En outre, claquer des dents sans
ses dents ne va pas sans douleurs, raison de l'exhumation du dentier.
Je me souviens. Elle avait donc de nouveau chaussé son
appareil, retrouvant derechef ce sourire mi-figue qui avait fait sa réputation.
Elle s’était parée de tous les bijoux possibles, et avait attaché au moyen d’un
mini-cadenas, les deux escarcelles à une ceinture qu’elle portait sous ses
jupes, ras de la peau.
"Et ça, ça fera l'affaire pour tout recouvrir !"
s'était-elle exclamée en saisissant une vaste cape de pluie en plastique.
Je me souviens. Elle avait sorti de derrière sa bibliothèque
ses vêtements les plus précieux. Les tenues légères, les petits accessoires en
croco et python, elle les avaient entassées dans 6 énormes valises Vuitton.
Tandis qu’une formidable cantine de l’armée abriterait quelques œuvres d’art de
grande valeur sorties d’une réserve spécialement aménagée pour leur
conservation dans les caves.
Mais le renard argenté, la zibeline et le vison de Sibérie,
elle y avait foutu le feu au fond du parc, juste derrière la chapelle. Puis,
tandis que s’élevaient la fumée et la puanteur de la peau brûlée, elle avait
entrepris, en nuisette, une danse barbare autour du brasier en psalmodiant
d’une voix sonore et caverneuse : « les-bolcheviks- ne-m’auront-pas !
les-bolcheviks- ne-m’auront-pas ! »
Quelques jours plus tard – c’était le jour de la cérémonie
de la rose au Panthéon, le 21 mai je me souviens, elle perdit définitivement la
raison et la parole. Et le 25 décembre de la même année, c’est une pneumonie
foudroyante qui l’emporta.
Depuis, bien que n’aimant pas cette veille salope dont j’ai
fini par hériter, je déteste les socialistes qui ont quand même mangé ma
grand-mère.
Signé : Le petit chaperon rouge -
10 mai 2011/ Sujet : Vos peurs en 1981.