dimanche 29 juillet 2012

Ô je me souviens

Je me souviens...

Ma grand-mère avait ressorti son dentier du manteau de la cheminée où elle planquait ses hétéroclites friandises. Depuis quelques années elle ne le portait plus, au prétexte que les arêtes de poissons et les carapaces de crustacés  s'y coinçaient. Ça lui faisait une drôle de tronche, joues et lèvres rentrées jusqu’à la garde dans leur coquille.
Tapis entre les incisives et les deux rangées de molaires de la prothèse, trônaient une dizaine de bagues dignes de Farah Diba, quatre ou cinq tours de perles fines, des pendants d'oreilles assortis aux bagues, tous de pierres précieuses (émeraudes, rubis de première qualité, diamants), ainsi que quelques bracelets ad hoc. S'ajoutait à ce butin, une cinquantaine de Napoléon que, de temps à autre, elle exhibait non sans nous avoir expressément convoqués pour le seul plaisir mauvais de nous faire pâlir d'envie. Puis, lentement, elle rangeait ces objets de toutes nos convoitises avec une volupté ostentatoire, l'un après l'autre, dans leurs escarcelles de soie rebrodée, l'une pour les joyaux, l'autre pour les pièces d'or.

Oui, nous étions le 8 mai 1981, l’avant-veille de la Révolution donc, et ma grand-mère avait une pétoche d’enfer : la cure d’Ultra levure et de Lactéol n’y faisait rien. En outre, claquer des dents sans ses dents ne va pas sans douleurs, raison de l'exhumation du dentier.

Je me souviens. Elle avait donc de nouveau chaussé son appareil, retrouvant derechef ce sourire mi-figue qui avait fait sa réputation. Elle s’était parée de tous les bijoux possibles, et avait attaché au moyen d’un mini-cadenas, les deux escarcelles à une ceinture qu’elle portait sous ses jupes, ras de la peau.
"Et ça, ça fera l'affaire pour tout recouvrir !" s'était-elle exclamée en saisissant une vaste cape de pluie en plastique.
Je me souviens. Elle avait sorti de derrière sa bibliothèque ses vêtements les plus précieux. Les tenues légères, les petits accessoires en croco et python, elle les avait entassés dans 6 énormes valises Vuitton. Tandis qu’une formidable cantine de l’armée abriterait quelques œuvres d’art de grande valeur sorties d’une réserve spécialement aménagée pour leur conservation dans les caves.

Mais le renard argenté, la zibeline et le vison de Sibérie, elle y avait foutu le feu au fond du parc, juste derrière la chapelle. Puis, tandis que s’élevaient la fumée et la puanteur de la peau brûlée, elle avait entrepris, en nuisette, une danse barbare autour du brasier en psalmodiant d’une voix sonore et caverneuse : « les-bolcheviks- ne-m’auront-pas ! les-bolcheviks- ne-m’auront-pas ! »

Quelques jours plus tard – c’était le jour de la pantomime de la rose au Panthéon - le 21 mai, je me souviens - elle perdit définitivement la raison et la parole. 
Et le 25 décembre de la même année, c’est une pneumonie foudroyante qui l’emporta.
Depuis, bien que n’aimant pas cette veille salope dont j’ai fini par hériter, je déteste les socialistes qui ont quand même mangé ma grand-mère.
Signé : Le petit chaperon rouge - 
10 mai 2011/ Sujet forum Libération : Vos peurs - arrivée de la gôche en 1981.